Juin 2002
Bonjour,
Pourotou ! (c'est comme ça qu'on se salue dans le langue des îles Gambier, le mangarévien) Les Gambier, avouons-le avant toutes choses, ont deux défauts mineurs : d'abord, l'hiver de l'hémisphère sud amène sur l'archipel, à peu près une fois par semaine, un front froid qui rafraîchit l'atmosphère et fait tourner le vent d'est vers le nord et l'ouest ; puis le vent revient au sud-est et l'alizé reprend ses droits. Heureusement, l'archipel a tout un choix de mouillages protégés des différentes directions. L'autre inconvénient, c'est que les poissons du lagon des Gambier sont presque tous porteurs d'une toxine qui cause la Ciguatera, une maladie connue depuis des siècles dans les mers coralliennes du monde entier, et due à une algue microscopique qui porte, honneur douteux, le nom de Gambierdiscus, car elle a été découverte ici par le scientifique Raymond Bagnis. La cuisson ne fait pas disparaitre cette toxine, qui provoque la "gratte", de violentes réactions allergiques, d'autant plus fortes qu'on a mangé plus de poisson toxique...
Et pourtant, je n'ai jamais mangé autant de poisson qu'ici, car heureusement, les petites bonites (délicieuses en poisson cru) nommées Otava, dont c'est en ce moment la saison, et les petites carangues qui pullulent au long des récifs, ne sont pas touchées par la ciguatera ; Pour ses douze ans, mon filsTeiki, grand pêcheur depuis son plus jeune âge, et venu passer quelques jours de ses vacances scolaires à bord, a pêché 12 bonites ; et hier matin, en traînant une minuscule pieuvre en plastique bleue derrière mon dinghy, j'ai ramené deux jolies carangues...
En dehors de celà, les Gambier n'ont à peu près que des qualités : c'est vraiment l'image de la Polynésie d'antan, pas d'embouteillages, de pollution, des habitants gentils et peu nombreux : si l'île principale, Mangareva, a près de mille habitants, les autres îles sont désertes ou habitées d'une demi douzaine d'insulaires au plus.
L'histoire des Gambier est assez extraordinaire : vers 1830, une poignée de missionnaires menés par le père Laval ont converti les insulaires, et édicté un "code mangarévien" extrêmement strict, une vraie théocratie, qui se maintint près de 35 ans. L'énergie qu'ils ne mettaient plus dans les plaisirs de la chair et de la vie en général, les missionaires la firent dépenser par les Mangareviens dans la construction d'un nombre étonnant d'édifices : couvent, chapelles, églises, écoles, et même une cathédrale. La Troisième République et des litiges avec des commerçants locaux mirent fin à l'omnipotence des prêtres aux Gambier, mais leur trace perdure sous la forme de superbes édifices religieux, bien conservés, souvent décorés de nacres et de coquillages.
Quelques Européens sont venus s'installer ici pour élever les nacres, qui donnent par greffe les perles noires caractéristiques de la Polynésie Française. Ce n'est pas une sinécure, car il faut entretenir la ferme perlière, et nettoyer fréquemment les nacres durant les années nécessaires à la croissance de la perle. Dans l'île d'Akamaru, Bertrand, sa femme mangarevienne et leur petite fille Tutana habitent au bord d'un merveillleux lagon turquoise auquel on n'accède qu'en zigzaguant entre de nombreuses têtes de corail. A Taravai, où vivait jadis mon ami Jacques Richeton, on entretient les allées qui mènent à la jolie église, et citrons, pamplemousses et oranges font pencher lourdement les branches des arbres entourant la petite place.
Ailleurs , l'archipel offre des dizaines de mouillages déserts, souvent entourés de collines où l'on a planté des pins, qui donnent parfois l'impression d'être à l'ancre sur un lac de haute montagne. Il y a plus d'un mois que je m'y trouve, et que je m'y trouve bien... il sera bientôt temps d'aller voir un peu comment vont les Tuamotu, plus au nord, mais je ne serais pas surpris de revenir ici dans quelques mois, quand le soleil aura recommencé sa descente vers le sud. Je vous tiendrai au courant.
Nana (c'est comme ça qu'on dit au revoir dans toute la Polynésie).
Lettre précédente | Lettre suivante